Si Paris a la réputation d’être une ville musée, le Grand Paris a déjà commencé à y remédier depuis bien longtemps. C’est tout un réseau d’institutions qui s’organise pour exposer l’art contemporain autrement, participant à sa décentralisation pour une meilleure diffusion.
Par Anthony Vincent
Dès 1981, Thierry Sigg (du centre d’art d’Ivry-sur-Seine), Jacques Guillot (du centre culturel Jacques Prévert de Villeparisis) et 6 responsables d’autres établissements de la périphérie parisienne ont fondé l’association Informations Arts Plastiques Île-de-France (IAPIF) pour mettre en réseau et en exposition la jeune création francilienne. Rebaptisée TRAM (Transmission Région Art Médiation), l’association compte désormais 35 centres d’art en Île-de-France, dont 11 lieux parisiens, puisqu’elle s’y est ouverte à partir des années 2000, signe qu’elle a su devenir attractive depuis la périphérie.
Le réseau TRAM relie les lieux de l’art contemporain du Grand Paris
« L’une de nos missions depuis plus de 40 ans est de gommer les frontières géographiques ou symboliques au sein de cette région francilienne », affirment ses porte-paroles, Amélie Verley, Sophie Rattier et Mathilde Fraleu. « L’égalité de parole entre tous ses membres adhérents, la très forte volonté de ne pas faire de distinction sur les frontières entre les territoires représentés et ce qui en découle en matière de communication (traitement identique des informations sur les programmations des lieux et leur diffusion) : tout cela participe à une découverte et/ou à une meilleure reconnaissance par le public de l’ensemble des lieux et au final, espérons-le, efface les frontières mentales entre Paris et les communes des 8 départements de la région francilienne. Les TaxiTram (visite guidée en autocar de deux ou trois lieux membres et structures amies du réseau) et RandoTram (semblable, mais à pied, ce qui permet lors de ces balades d’une dizaine de kilomètres de valoriser le patrimoine architectural et paysager de la région), qui emmènent les publics à la découverte des expositions dans les lieux d’art du réseau aux quatre coins de l’Île-de-France, y participent aussi grandement depuis plus de 20 ans. »
Même après 40 ans existence, TRAM continue d’attirer de nouveaux adhérents, ce qui est indicateur du dynamisme de l’art contemporain dans la région : le Centre Wallonie-Bruxelles de Paris, Le Houloc à Aubervilliers (93) et l’Institut des Cultures d’Islam à Paris en 2021 ; La Crypte d’Orsay (91) et W à Pantin (93) en 2022. Et pour contribuer à financer tout cela, TRAM bénéficie, pour l’ensemble de ses actions et pour son fonctionnement, du soutien de la Région Île-de-France et du ministère de la Culture/DRAC Île-de-France. La Métropole du Grand Paris accompagne aussi le réseau depuis quatre ans pour des actions ciblées sur la Nuit Blanche. Cependant, TRAM constate un désengagement de certains départements vis-à-vis de l’association et de certaines villes à l’égard des lieux d’art : « Nous connaissons les difficultés, liées à la crise actuelle, que peuvent rencontrer certaines collectivités territoriales mais nous pensons que le soutien à l’art contemporain est néanmoins un choix politique fort, choix porté malgré tout sur le long terme par certaines d’entre elles. Le travail du réseau consiste, entre autres, à continuer d’expliquer la réalité de notre secteur des arts plastiques et sa nécessité pour leurs administrés comme pour le public local – public avec lequel les lieux membres mènent un travail de fond depuis plusieurs décennies – mais aussi l’intérêt d’un rayonnement des structures implantées dans leurs communes ou départements à l’échelle régionale, nationale et internationale. »
Le CRÉDAC, pionnier de l’art contemporain francilien, bien avant Paris
Parmi les lieux membres du TRAM, figure notamment le Centre d’art contemporain d’Ivry-sur-Seine ou CRÉDAC pour les intimes. « C’est le premier centre d’art à naître en périphérie de Paris, ce qui en fait un précurseur », souligne son actuelle directrice, Claire Le Restif. « Il est né en 1987 de la volonté d’artistes locaux, qui avaient une forte ambition de production et de diffusion de l’art contemporain, selon des racines politiques ancrées à gauche. Cela s’inscrit dans la mouvance de la décentralisation : dès 1982, Jack Lang, alors ministre de la Culture, incite à créer des Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC), qui sont des collections publiques de l’État, avec les nouveaux conseils régionaux. À l’époque, il n’y avait aucun centre d’art à Paris intra-muros, ni Palais de Tokyo, ni Jeu de Paume. » Cultivant depuis ses débuts la production d’œuvres spécifiques, l’invitation d’artistes vivants et la production de livres, le CRÉDAC se singularise aussi par sa localisation, au 3e étage d’un bâtiment industriel, la Manufacture des Œillets, tout en brique et acier, soit l’un des premiers exemples d’architecture fonctionnaliste en France. Mais c’est surtout sa programmation qui attire des publics variés : des artistes autant français qu’étrangers, pour des expositions très curatées, à la pointe des enjeux de société post-coloniaux et queer. Et ce, tout en cherchant à rester accessible au plus grand nombre, selon sa directrice, historienne de l’art de formation : « Je prends toujours en considération notre emplacement socio-géographique. Je veille à traiter certains sujets qui concernent la population, proposant des choses autant faciles d’accès qu’exigeantes. Avec le bon accueil, la bonne médiation, tout le monde peut se forger un esprit critique. Ce centre d’art a beau être au 3e étage, il est loin d’être hors sol. » Il attire en effet 50 % de public local, 30 % de région parisienne et 20 % d’autres régions françaises.
Bien ancré, reconnu pour la qualité de ses propositions, le CRÉDAC a même obtenu, en 2018, le label de Centre d’art contemporain d’intérêt national, de la part du ministère de la Culture. « Cela distingue une forme d’excellence de programmation, de bonne conduite vis-à-vis des publics, des équipes, des artistes. Pour les partenaires politiques et financiers, c’est un gage de qualité, qui pousse à nous soutenir pour plusieurs années », indique Claire Le Restif.
Cette dernière se réjouit de savoir que la ligne 10 du métro sera prolongée jusqu’au CRÉDAC, déjà desservi par la 7 et le RER C : « L’aménagement culturel du territoire grand-parisien compte aussi. Plus on facilite la circulation des usagers, plus cela peut visibiliser et accentuer l’offre culturelle francilienne. »
D’ailleurs, ce sont justement ces enjeux de mobilité que va interroger la Cité de l’architecture et du patrimoine, à travers son exposition « Métro ! Le Grand Paris en mouvement », du 8 novembre 2023 au 2 juin 2024 : « S’intéresser à la mobilité comme à l’urbanité, tel est l’enjeu de cette exposition qui croise l’histoire de la technique, les projets visionnaires et l’univers fictionnel lié au métro, projetant le visiteur dans une nouvelle carte mentale du Grand Paris. Le parcours met en scène en toute fluidité le génie français face aux défis contemporains de la ville résiliente et de la transition écologique. »
Questionner le cœur de l’art depuis ses marges
Et ces défis s’incarnent, s’exposent et se questionnent déjà dans des espaces comme La Ferme du Buisson à Noisiel. De ferme briarde qui remonte au XVIIIe siècle, elle devient un lieu de culture en 1990 et s’affirme désormais comme un Établissement public de coopération culturelle (EPCC) interdisciplinaire de création, de diffusion et d’éducation artistique et culturelle. « S’y articulent trois labels : celui de scène nationale pour les arts vivants, celui de cinéma d’art d’essai et celui de centre d’art contemporain d’intérêt national pour les arts visuels », précise Thomas Conchou, directeur du troisième. « Le lieu porte en lui-même l’histoire de l’industrialisation du bassin francilien, l’apparition des villes nouvelles et de nouveaux acteurs territoriaux tels qu’EpaMarne ou les agglomérations, liant aujourd’hui ruralité et péri-urbanité dans un maillage passionnant. »
Telle une grande maison pour tous et toutes, ouverte sur le monde, à partir de son lieu patrimonial, la Ferme du Buisson s’interroge aussi sur sa propre implantation géographique. Julie Sicault Maillé, commissaire d’exposition associée au Centre d’art contemporain en 2021 et 2022, a notamment proposé des expositions qui s’intéressaient à notre rapport à la terre, depuis une position urbaine et métropolitaine. Tandis que Thomas Conchou se penche sur la chocolaterie Menier qui, au tournant du XXe siècle, a permis à la petite ville de Noisiel de produire 50 % du chocolat consommé en Europe : un biais gourmand pour réfléchir à l’histoire de la ville dans ses dimensions économiques, sociales et coloniales. « Nos lieux sont des espaces de recherche et de développement artistiques bien sûr, mais aussi sociétaux, et nous avons un rôle primordial à jouer dans l’invention des métropoles de demain. La Ferme du Buisson réfléchit à cette responsabilité et s’engage de plus en plus du côté du design social, dont le but est de questionner nos usages pour inventer de nouvelles manières d’être ensemble, à la cité et au monde », déclare le directeur du centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson.
Ce dernier attire aujourd’hui un public surtout local (venu du Val-de-Marne, de Seine-et-Marne et de Seine-Saint-Denis, aidé par le RER A qui dessert la Ferme), dont le nombre est à la hausse : + 12,5 % entre 2019 et 2022, malgré la pandémie. « La prolongation éventuelle de la ligne 11 jusqu’à la gare de Noisy-Champs permettrait à un public parisien, du centre au nord-est de la Capitale, de se rendre à la Ferme du Buisson avec une plus grande facilité. La ligne 15, elle, devrait également nous apporter des publics de petite couronne qui n’auraient plus à passer par le centre de Paris », prévoit déjà Thomas Conchou. Avant de surenchérir : « Mon souhait premier est que le Grand Paris imagine son rôle de moteur territorial au-delà de son tracé géographique actuel, dont Noisiel ne fait pas partie, et tire l’ensemble du territoire francilien et son tissu culturel, unique au monde par sa densité, vers un futur commun. »
En effet, d’après l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) qui étudie et fait dialoguer les grands acteurs de Paris et de la Métropole du Grand Paris, l’offre culturelle de la région s’avère exceptionnelle : elle compte plus de 7 500 lieux de diffusion, de pratique ou encore de production culturelle et artistique. Cela représente 273 000 emplois dans la Métropole, 177 000 à Paris et 310 000 en Île-de-France. Face au dernier Atlas des lieux culturels du Grand Paris établi en mars 2023 qui donnerait presque le vertige, Thomas Conchou ne peut que se réjouir : « La richesse artistique de nos territoires est notre bien commun et entretient un dialogue dynamique avec toutes les composantes de notre vivre ensemble : patrimoine, politique, service public, économie, etc. »
25 espaces qui font vivre l’art contemporain dans le Grand Paris
j Abbaye de Maubuisson, Saint-Ouen-l’Aumône (95).
j CAC Brétigny, Brétigny-sur-Orge (91).
j Centre d’Art Contemporain Chanot, Clamart (92).
j Centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson, Noisiel (77).
j Centre d’art contemporain d’Ivry – le Crédac, Ivry-sur-Seine (94).
j Centre d’art de L’Onde, Vélizy-Villacoublay (78).
j Centre photographique d’Île-de-France (CPIF), Pontault-Combault (77).
j École et Espace d’art contemporain Camille Lambert, Juvisy-sur-Orge (91).
j École municipale des beaux-arts – galerie Édouard-Manet, Gennevilliers (92).
j Frac île-de-France – Les Réserves, Rentilly (77).
j Galerie municipale Jean-Collet, Vitry-sur-Seine (94).
j La Crypte d’Orsay, Orsay (91).
j La Galerie, centre d’art contemporain, Noisy-le-Sec (93).
j La Graineterie, centre d’art de la ville de Houilles, Houilles (78).
j La Maréchalerie – centre d’art contemporain –ÉNSA-Versailles, Versailles (78).
j La Terrasse – espace d’art de Nanterre, Nanterre (92).
j Le Cyclop de Jean Tinguely, Milly-la-Forêt (91).
j Le Houloc, Aubervilliers (93).
j Les Laboratoires d’Aubervilliers, Aubervilliers (93).
j MABA, Nogent-sur-Marne (94).
j MAC VAL – musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Vitry-sur-Seine (94).
j Maison des arts La Supérette – centre d’art contemporain de Malakoff, Malakoff (92).
j Maison Populaire, Montreuil (93).
j W, Pantin (93).
j Ygrec – École nationale supérieure d’arts de Paris - Cergy, Aubervilliers (93).
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