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Tiers-lieux culturels : des oasis urbaines de solidarité et de créativité

Métro, boulot, tiers-lieux ? Tel est déjà le rythme de vie de nombreux franciliens adeptes de ces oasis urbaines de culture, d’entraide et d’inventivité. Véritables cabinets de curiosités, parfois végétalisés et à ciel ouvert, ils servent aussi d’espaces d’innovation sociale et citoyenne, et d’expérimentation artistique. Focus sur cinq tiers-lieux du grand paris où il fait bon vivre et faire ensemble.

Par Anthony Vincent.

Main d'Œuvres à Saint-Ouen. Vernissage Perception of the infinite bodies.


ll existe autant de définitions de tiers-lieu que de nombre de ce type d’espace en France. C’est le sociologue Ray Oldenburg qui en apporte l’acceptation la plus commune, à la fin des années 1980, en le décrivant comme un lieu où les personnes se plaisent à sortir et se regrouper de manière informelle, qui n’est ni le domicile (« first place ») ni l’entreprise (« second place »). Mais plus que le café du coin, les tiers-lieux d’aujourd’hui se caractérisent par la mutualisation d’espaces et de compétences qui permettent d’hybrider des activités. En cela, ils en deviennent des leviers d’innovation citoyenne et même artistique. En tant qu’espaces souvent engagés dans les transitions économiques, sociales et écologiques, ils invitent donc à sociabiliser autrement et aussi à coopérer en faveur du territoire.

D’après le site du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires francetierslieux.fr, le pays en comptait 1 800 en 2018, et 3 500 en 2023, signe d’un intérêt grandissant. Si 55 % d’entre eux disposent de bureaux partagés/espaces de co-working, 31% s’affirment aussi comme des tiers-lieux culturels et 28 % comme des fablabs/makerspaces (espaces de faire). Au total, 83 % ont des partenariats avec les acteurs publics (la commune, l’intercommunalité et/ ou la région), preuve de leur ancrage local et de la reconnaissance de leur intérêt général, et 49 % de leur CA provient de subventions publiques. L’Île-de- France en affiche une concentration particulière, avec un fort intérêt pour la culture et l’art, et le refus d’être considérés comme de simples espaces de coworking avec un coin buvette.


Mains d’Œuvres à Saint-Ouen, entre créations et apprentissage

Main d'Œuvres à Saint-Ouen. Le cabaret des filles de joie.


C'est le cas notamment de Mains d’Œuvres, à deux pas des Puces de Saint-Ouen. Sa directrice, Chiara Santini Parducci, évoque l’importance pour de tels espaces d’être des lieux citoyens et culturels où se pense et se crée le Grand Paris : « Si le grand public a vite fait de résumer les tiers-lieux intra-muros comme des bureaux partagés avec un peu de verdure, nous sommes plusieurs en périphérie à vouloir redéfinir cela comme des espaces avec la culture comme forme de vie. Mains d’Œuvres se veut être un lieu intermédiaire entre privé et public, qui accueille tous types de personne et sert aussi de fa- brique artistique. On soutient la création, pas juste de façon infrastructurelle en prêtant des murs et du matériel, mais avec de longues résidences (de 1 à 3 ans) au sein de nos 4 200 mètres carrés et une grande volonté de co-construction, de co-apprentissage. On est même devenu un lieu de formation certifié Qualiopi. »


Des actions culturelles et citoyennes


En cela, des tiers-lieux comme Mains d’Œuvres sont porteurs d’innovation sur le territoire, devenant une véritable expérience artistique et sociétale pour cultiver l’imagination artistique et citoyenne des publics locaux. En plus des résidences artistiques, plusieurs associations habitent aussi ce bâtiment de 1958 qui était initialement le centre social et sportif de l’entreprise Ferodo-Valeo. La Ville a racheté le bâtiment en 1999 et accordé un bail de longue durée à l’association Mains d’Œuvres qui s’y est installée en 2001, comme le rappelle l’actuelle directrice.

« Plus qu’un lieu de culture sur le territoire, déclare- t-elle, l’espace ouvre le territoire et ses habitants à beaucoup d’actions culturelles et citoyennes, notam- ment avec des écoles et des associations sportives, en plus de propositions artistiques, et même une école de musique qui accueille plus de 400 élèves par an. Pour 2025, Mains d’Œuvres travaille également en partenariat avec le centre Astroparticule et Cosmologie (APC) à toute une série d’événements (expositions, actions dans des écoles, tables rondes), entre art et science. »

MAINS D’ŒUVRES, 1 RUE CHARLES-GARNIER, 93400 SAINT-OUEN-SUR-SEINE


Le Générateur à Gentilly, paradis des performances artistiques

"Love intestine" , Ismaera Takeo Ishii au Générateur.


Fondé et géré par des artistes en 2006 dans un ancien cinéma de quartier, datant de 1932, l’espace de 600 mètres carrés presque vide sert l’exploration pluridisciplinaire : concerts, expositions, installations, rencontres, et surtout beaucoup de performances. « C’est une association à but non lucratif, axée sur la création, les formes artistiques expérimentales et hy- brides ainsi que sur l’accueil d’artistes en résidence. En 18 ans d’activité, nous sommes devenus un établissement culturel structurant du territoire. À ce titre, la Métropole du Grand Paris nous soutient depuis 5 ans, notamment via la Nuit Blanche, et depuis 2024 pour La Métropolitaine, première manifestation internationale d’art contemporain de la Métropole », explique sa directrice et cofondatrice, la chorégraphe Anne Dreyfus.

Ainsi, « plutôt que de diffuser des spectacles clés en main, Le Générateur accompagne les artistes dans leurs processus de réflexion et de création. Et le public peut souvent assister à ce work in progress dans cet espace non scénique, totalement vide, qui se réinvente à chaque projet comme autant de cartes blanches », poursuit Anne Dreyfus. Avant de compléter : « Comme nous privilégions l’accompa- gnement artistique aux logiques commerciales, nous accueillons en moyenne 3 projets par mois qui atti- rent environ une centaine de personnes chacun et jusqu’à quatre fois plus pour les gros festivals. » Par ailleurs, le lieu d’art et de performances propose depuis 2009 sa désormais culte « Frasq » annuelle : des expériences collectives où une vingtaine d’artistes différents performent ensemble.

Fort de sa réputation sur le terrain des arts vivants, Le Générateur a même créé début 2023 « Performance Source », une base de données dédiée aux archives de performances en France. Soit une précieuse ressource pour nombre d’étudiants, chercheurs, historiens et artistes. Aujourd’hui, environ 20 % du public du Générateur vient de Gentilly, 30 % des villes alentour, et le reste de Paris et d’ailleurs, estime sa directrice : « C’est un espace citoyen car il est ouvert à tous, à des tarifs très accessibles, pour accueillir toutes les formes d’art. »


LE GÉNÉRATEUR, 16 RUE CHARLES-FRÉROT, 94250 GENTILLY


Vive Les Groues à Nanterre, pour apprendre en s’amusant

Vive les Groues. Organisation d'un bal à Nanterre.


Avec ses 9 000 mètres carrés à deux pas de La Défense, ce tiers-lieu à 3 minutes à pied de la nouvelle gare Nanterre–La Folie dispose d’une pépinière horticole et de tout un écosystème d’acteurs variés et engagés dans l’économie sociale et solidaire. Pour Tanguy Colou-Mohbat, actuel responsable du projet : « Comme c’est surtout un tiers-lieu d’extérieur, son pic d’activité est au printemps-été : on accueille 3 000 personnes au cours des mois forts qui sont pour nous mai, juin, juillet et septembre. Mais l’espace continue de tourner durant l’automne-hiver pour les nombreuses associations, une vingtaine de structures de l’économie sociale et solidaire, qui ont leurs bureaux sur place. » La programmation, riche de concerts, de débats, de journées solidaires autour de friperies ou de brocantes, attire un public très local, de tous les âges. « Nos ateliers d’aquaponie (culture de plantes en synergie avec l’élevage des poissons) fait venir régulièrement des enfants et leurs parents, ce qui crée ce sens de la familiarité. On dispose aussi de terrains de basket, de ping-pong, de pétanque, d’un trampoline, ce qui en fait un lieu très accueillant. Tous les profils socioculturels se retrouvent chez nous, que ce soit le temps d’une soirée d’entreprise ou d’un barbecue solidaire avec des sans-abri de Nanterre », se réjouit Tanguy Colou-Mohbat.


Un fort ancrage local


Créé en 2017 à Nanterre, suite à un appel à manifestation d’intérêt porté par Paris La Défense et la Mairie de Nanterre, Vive les Groues est géré par Yes We Camp et permet de végétaliser l’ensemble de ce futur écoquartier, qui devrait être finalisé d’ici deux ans. Comme c’est le plus ancien projet que gère en- core l’association fondée en 2013 et experte dans la création de lieux inventifs et solidaires, elle en tire énormément d’expériences pour d’autres espaces du genre et le partage volontiers. « Même si notre économie reste fragile, dépendant beaucoup des bénévoles, le projet s’avère aujourd’hui à l’équilibre. Notamment grâce à la buvette qui permet de rémunérer les artistes qui viennent performer ainsi que couvrir des frais de fonctionnement. Grâce à notre fort ancrage local, nous cultivons un précieux esprit de village sur place. Ce tiers-lieu alimente un collec- tif qui nourrit lui-même la solidarité dans beaucoup d’espaces du Grand Paris et au-delà », conclut Tanguy Colou-Mohbat.


VIVE LES GROUES, 290 RUE DE LA GARENNE, 92000 NANTERRE


Les Laboratoires d’Aubervilliers, pour cultiver l’art et la citoyenneté

Les labos d'Aubervilliers.


Tout aussi artistiques et citoyens, Les Laboratoires d’Aubervilliers « repensent en actes comment faire du commun et génèrent des relations durables par le biais de connexions locales et territoriales fortes », selon leur co-directrice, Margot Videcoq. Dans le quartier Villette – Quatre Chemins, Les Labos occupent depuis 1994 une ancienne usine de métallurgie fine, suite à l’invitation du chorégraphe français François Verret par le maire de l’époque, Jack Ralite, pour en faire un lieu de création artistique et d’échanges transdisciplinaires. Depuis 2001, l’artiste a transmis à une direction collégiale la gestion du site. Une partie de l’immense espace sert aux services techniques de la mairie, une autre de salle de musculation et le reste à l’accueil des publics, aux répétitions et à des ateliers théâtraux. Comme pour d’autres tiers-lieux, Les Labos font bien plus que prêter leurs espaces aux artistes qui viennent en résidence, sans leur imposer de normes, ni de rythmes de production ou de diffusion. « Le but n’est pas de sortir de résidence avec un objet fini comme une pièce de théâtre ou un ballet prêt à tourner. On échappe aux logiques de programmation habituelles », précise la co-directrice. L’objectif consiste plutôt à ce que les créations artistiques se fassent en co-construction avec les habitants.


Un grand jardin, baptisé La Semeuse


Ce faisant, les Labos d’Aubervilliers interrogent aussi le patrimoine français et sa concentration francilienne, notamment en septembre 2024 grâce à la célébration des 20 ans du « Musée précaire Albinet » de l’artiste Thomas Hirschhorn. Celui-ci a exposé en 2004 des œuvres clés de l’histoire de l’art du XXe siècle en partenariat avec le Centre Pompidou et le Fonds national d’Art contemporain, en impliquant activement les habitants du quartier dans toutes les phases du projet.

Dans le prolongement de cet esprit collaboratif, l’autre particularité du lieu aujourd’hui, c’est son grand jardin, ajoute Margot Videcoq : « Baptisé La Semeuse par l’artiste Marjetica Potrč qui l’a initié en 2010, cet espace vert crée un sas entre la ville et le lieu, nous n’avons pas directement pignon sur rue. Cela contribue à la sérénité qu’on peut ressentir sur place et, surtout, c’est un espace où faire commun, s’intéresser à la botanique, jardiner ensemble. Par jour, une trentaine de personnes viennent dans ce jardin pour se restaurer ou cultiver des légumes, par exemple. Et tous les mercredis après-midi, la coordinatrice du lieu consacre plusieurs heures à jardiner avec des habitants autour d’une pratique ou d’une thématique. » De quoi incarner toujours plus concrètement et durablement ces liens entre l’art, la culture, la terre, l’écologie et les habitants. Autre originalité : depuis 2021, grâce au four construit dans le jardin par la sculptrice Tiphaine Calmettes, Les Labos organisent plusieurs dimanches par an l’atelier Total Pain, qui consiste à apprendre aux habitants et faire ensemble avec des artisans des techniques ancestrales de boulangerie.


LES LABORATOIRES D’AUBERVILLIERS, 41 RUE LÉCUYER, 93300 AUBERVILLIERS


La Cité Fertile à Pantin, une oasis urbaine

La Cité Fertile à Pantin.


En parlant de jardin, on ne peut aborder les tiers- lieux du Grand Paris sans évoquer La Cité Fertile, véritable oasis de verdure au milieu de la ville de Pantin : un hectare de jardins et d’anciens bâtiments d’une gare de marchandise de la SNCF, géré par Sinny&Ooko (qui s’occupe aussi de La Recyclerie, La Machine du Moulin Rouge ou encore Le Pavillon des Canaux). « La SNCF a pensé à notre savoir-faire en matière de tiers-lieux culturels pour nous confier l’espace en 2018, le temps de l’amener à devenir un écoquartier de Pantin d’ici quelques années », indique Marion Bocahut, directrice des projets de La Cité Fertile. « Quand on est arrivé, c’était très minéral. Aujourd’hui, c’est devenu un havre de verdure d’une grande biodiversité. On a plus de 250 espèces végétales différentes. En plus, on propose plein d’événements et d’activités, comme du yoga, des concerts, des séminaires, des formations : on peut accueillir de 5 000 à 10 000 personnes, notamment parce qu’on a les plus beaux couchers de soleil de la Seine-Saint- Denis. Mais la colonne vertébrale de tout ça, c’est notre mission sociale, solidaire et écologique. »

Que l’on vienne pour s’instruire, flâner, se défouler sur l’un des terrains sportifs ou festoyer, La Cité Fertile permet un certain dépaysement éco-responsable aux portes de Paris. On expérimente ce que pourrait être la ville durable de demain, que ce soit via l’école d’apprentissage de cuisine qu’est la Source Foodschool qui propose une carte hyper accessible et locale, l’agri- culture urbaine ou encore les toilettes sèches. Mais aussi le Campus des Tiers-Lieux : 90 personnes par an s’y forment au métier de responsable de tiers- lieu culturel. Plusieurs associations sont incubées au sein de La Cité Fertile. Cette dernière parvient aus- si à rentrer dans ses frais grâce à la privatisation de certains de ses espaces : « C’est l’activité sur laquelle on peut faire le plus de marge, mais c’est toujours de l’événementiel responsable, pour que cela corresponde à notre mission première », souligne Marion Bocahut.


LA CITÉ FERTILE, 14 AVENUE ÉDOUARD-VAILLANT, 93500 PANTIN

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